Dans ma vie, j’en chie. Dans ce « j’en chie », ce qui est (toujours) intéressant se résume dans le fait de l’incapacité (presque) totale dans laquelle je suis d’exister comme « un bourgeois » (cette expression n’est pas bonne, mais je ne sais pas encore comment le dire autrement). Je n’ai pas pu passer l’agrégation, car je ne pouvais pas me résoudre à me réduire à une chaise (eh oui, la chaise étant la place du professeur avant d’être celle de l’élève, et ce même si le prof est debout, parce que tout prof est d’abord élève), autant d’un point de vue « mental » que physique. Dit autrement, j’ai refusé l’artifice, comme artifice. Refus net, chez moi, de toute position artificielle.
— Mais pourquoi, ce refus, cher infirme, de l’artifice ?
— Eh bien la réponse est simple, mais si lourde en conséquence que, si tu ne le sais pas, tu ne sauras l’apprécier que dans plusieurs années. Il faut avoir traversé des épreuves, fait des choses, n’avoir pas pu en faire d’autres — je veux dire qu’il faut avoir un vécu, une expérience pratique de la vie pour avoir l’idée que j’ai encore à écrire.
Exister, en effet, c’est faire des choix. Un choix revient à décider, – et il n’y a pas de soumission à la racine du choix. Un choix c’est – pour le dire de façon éloignée – recueillir une certaine multiplicité de conséquences qui enfanteront des conséquences jamais idéales et toujours pratiques. Choisir c’est exister dans le temps (le caractère d’intériorité étant le plus important, car même celui qui délire existe dans le temps, seulement il en sait tchi-tcho) ; et l’élément naturel du temps ce sont les événements (le temps fait émerger des événements qui, en retour, qualifient le temps : lent, rapide, en place, en mouvement). Choisir c’est sélectionner certains événements voulus ; et donc, c’est aussi prêter le flanc à tout un ensemble d’événements qu’on n’a pas prévu, parce qu’à l’heure où l’on initia notre choix, ceux-là n’existaient pas encore…
Ce caractère d’imprévu est, à mes yeux, ce qui distingue le bourgeois du non-bourgeois. Le bourgeois étant le type d’humain qui fait tout son maximum afin d’être dans un rapport perverti aux événements (je veux dire qu’il cherche à les maîtriser jusqu’à l’absurde – je parle d’une tendance). Le bourgeois, par exemple Emmanuel le sophiste, est celui dont la réalité se résume à un tableau, à des équations, à des projets (« c’est notre projet » est sa maxime) : c’est celui dont la sphère d’efficience recoupe la sphère de la culture et de la société, et ni ne la déborde ni ne veut la révolutionner. Le bourgeois est celui qui vit dans un élément qui a pour nom « Transcendance ». Nous avons tous notre transcendance (j’ai même rencontré des fous assez fous pour croire qu’ils s’en étaient affranchis…). Une transcendance permet tout un ensemble d’événements durant une durée indéterminée ; ainsi, une transcendance n’est pas sempiternelle, c’est dans l’Histoire qu’elle possède une éternité d’être.
Mais, disais-je plus haut, qui a une expérience pratique de sa propre vie sait une chose qu’on ne peut pas connaître sans cela : ainsi, la maxime « Tout a une fin, peut s’achever, peut atteindre son but ». Elle te semble triviale, ma maxime ? Mais ralentit un peu ton esprit, et tu verras qu’il n’y a rien de trivial là-dedans ; au contraire, c’est effrayant d’avoir une connaissance pratique de cette maxime. Ce que cette maxime énonce ce n’est pas tant la fin programmée des choses (du balayeur au ministre, tous le savent), mais c’est au contraire que tout effort de transcendance opère jusqu’à un certain point, au-delà duquel la transcendance devient obsolète. Creusons cette conséquence : tous les choix qui seront faits (même les plus géniaux, les plus brillants) eh bien, malgré l’intention humaine qui préside à leur « naissance », n’ont, quant à la nature, aucune existence réelle. Cela ne veut point dire qu’ils ne sont pas ; cela veut dire que leur existence a une durée : il n’y a rien d’éternel dans la nature.
Tout le piquant de l’existence – enrichi de la connaissance pratique de cette maxime de la nature – étant justement d’arriver à trouver une forme ayant la plus grande longévité dans le temps. À ce petit jeu, les individus que l’on peut éliminer d’office sont « les forts » : en effet, la force physique ne garantit pas la pérennité d’une institution (les dictatures politiques que l’on a connues en Europe au siècle dernier sont des bons exemples). Ce que l’on peut également éliminer c’est « l’Empire » : en effet, plus une organisation tend à avoir un état de monopole plus celle-ci se fragilise, et alors qu’elle croit se renforcer, en réalité, elle se fragilise (Rome la tentaculaire). Ensuite, ceux que l’on peut éliminer d’entrée de jeu, eh bien avec évidence ce sont « les faibles » : en effet, la faiblesse physique garantit certainement de ne pas pouvoir faire face à une situation dangereuse, demandant un certain tonus. Aussi s’élimine les « tribus » qui vont avoir une difficulté certaine à ne pas se faire digérer par des organisations politiques et sociales plus grosses qu’elles (regarde la situation des ethnies en Amérique du Sud, qui sont en train de crever).
— Donc, bel infirme, selon toi, ni les forts ni les faibles ne peuvent survivre dans la nature ?
— Oui, en effet, aucun isolément ne le peut.
— Mais alors, pourquoi ne pas mourir tout de suite ?
— Si tu choisis de te suicider, vis ton choix.
— Je saluerai Cioran et certains croyants de ta part…
— Effectivement, ce ne sont ni les forts ni les faibles qui peuvent survivre dans la nature. Car « fort » ou « faible » est une catégorie qui se rapporte à un individu qui est : « Je suis fort », « Je suis faible ». Il y a un fonctionnement de nature sociale (je ne dis pas culturelle) qui nécessite celui qui parle d’avoir une identité, c.-à-d. d’avoir – et ce même si l’identité n’est pas arrêtée – une capacité à reconnaître que tout événement lui arrive à lui et pas à un autre (ou à un groupe, une nation et pas à un.e autre). Ainsi, c’est le propre de l’individu d’avoir une extension et une intension ayant une limite (une durée de vie, un champ d’attraction) ; mais ce propre, cher bourgeois, est commun à tous les individus ; seulement, il y autant de transcendance qu’il y a d’individus (ayant des degrés plus ou moins feuillus de régionalités) ; mais cela, le bourgeois ne peut pas le reconnaître, parce que quelque part en lui est enracinée une croyance qui lui dit que les limites de son monde sont celles du Monde.
Incapable à la re-connaissance de l’autre, le bourgeois ? Oui. Mais le non-bourgeois, lui aussi, en est incapable.
— Ah, cher infirme, tu sembles pris dans des contradictions dignes d’Héphaïstos !
— Cher contradicteur, je vois de qui tu parles. Mais je ne perds pas mon temps à jalouser ceux ou celles ayant des capacités dont je ne peux point jouir. Je ne cherche pas à construire des rets divins, bien au contraire. Mais attention à toi, car la prochaine fois que tu viens me tacler comme une pute, je te défonce à l’aide d’une de mes jambes…
— Oh, bel infirme, moi qui croyais que tu suivais la voie du Christ… Voici la preuve que …
— … Non, je ne désire pas arriver au Père en passant par le Fils, – et d’ailleurs il n’y a que le langage qui puisse désigner le chemin !
— Mais… (silence prolongé)
— Reprenons.
Le problème du bourgeois, par conséquent, est qu’il est dans l’incapacité de passer outre son rapport représentatif à la réalité : peut-être même ne se sent-il vivant que dans une distance réflexive avec la vie ? Et, c’est bien ici, par cette distance, que se situe sa faille, je veux dire la blessure de laquelle il ne se relèvera pas. Loin de moi l’idée de jeter le « mauvais œil » sur le bourgeois ; tout proche, par contre, est mon intention de mettre en valeur le point où l’instinct de mort peut couver. Et donc, si tu suis bien ma pensée (si celle-ci arrive à s’écrire avec assez de talent… ce qui n’est pas gagné), tu peux comprendre que le problème n’est pas qu’il y ait un rapport à la réalité qui soit vécue comme une interface (quoi de plus naturel, notre œil est une interface, et les membres peuvent l’être aussi) ; le problème est de s’enferrer dans cette interface, je veux dire d’oublier que l’existence pratique a pour principe une réalité qui n’est pas, et n’a jamais pu, coïncider avec le savoir que l’on a à son propos (et moins encore les croyances, la superstition, le contenu familial, bien entendu !).
Il y a un rapport puissant qui relie l’artifice à l’interface. Si puissant est-il que, pour ma part, il m’arrive d’être incapable de les distinguer. Et c’est ce qui m’est arrivé durant mes années de préparations à l’Agrégation : je n’arrivais plus à faire la différence entre l’artifice et l’interface. Ici commence le plus intéressant ! Pourquoi n’arrive-t-on pas à faire la différence entre deux notions proches ? Pourquoi les amalgame-t-on ? Je ne peux pas répondre en général, bien sûr, mais, néanmoins je le puis pour ma personne. C’est l’absence de nécessité dans ce concours qui m’empêcha de faire la différence entre une interface et un artifice. Qui a une expérience pratique de sa vie sait que c’est en partant de la nécessité (sous la forme d’une idée, d’un concept, d’une maxime, d’une injonction) que se construit le sens. Autrement dit, un individu (un sujet, un groupe, une nation) qui essaie d’exister, mais qui, afin de le faire, part d’une absence de nécessité, alors il est nécessaire que celui-là ou celle-ci, eh bien, n’aille nulle part. Je crois que c’est en partant de la nécessité qu’on peut transcender ce que nous pouvons penser.
Eh bien, moi, eh bien, j’ai connu – et je connais encore – des choses difficiles. Par conséquent, ce qui est sans nécessité – mes nécessités, vu qu’elles m’interfacent avec mes réalités – je ne peux pas les recueillir en moi, me les approprier. Car en moi, vit un xénomorphe qui dévore, à l’aide de sa bouche phallique, mais qui, avant de dévorer, pose la pire des questions, justement celle à laquelle le bourgeois ne sait que répondre.
Les questions de l’impersonnel sont celles que le bourgeois ne peut pas souffrir, car ce qui ne l’affecte pas dans le sens de sa jouissance (et oui, il faut bien un peu d’jouissance pour commencer d’parler) le dé-route !
Quant à la mort – donc à la vie –, le bourgeois, oui, ne sait que répondre ; et avant tout, parce qu’il est dans l’ignorance du mode de réponse qu’il faut donner à l’impersonnel. Là où le bourgeois (suivant cette perspective non socio-économique) s’attend à pouvoir dire ou faire quelque chose, le bourgeois, certes, est désemparé quand tout pouvoir lui est « retiré ». Parce qu’il vit dans un monde d’interface, il se met à oublier que c’est un artifice. Et croyez bien que je ne suis pas en train de sous-entendre qu’il faille revenir à un rapport « vrai/réel/viril/féminin » à la nature ; non, non, non. Qui rencontre la mort apprend la puissance de la vie ; car la première n’est que la finalité de la seconde. Une interface, si on oublie qu’elle est un artifice, alors elle tue nécessairement. En effet, il y a une nécessité de la puissance, là où le pouvoir est contingent (ce qui ne veut pas dire qu’il est inessentiel, mais enfin, on peut imaginer un être qui n’a aucun pouvoir, atteint de la maladie d’Charcot par exemple, mais qui possède une puissance de vie condensée qui fait qu’il ne bascule pas dans la mort ; la fragilité n’étant la mort que pour « le fort » qui n’a jamais rencontré la mort dans sa vie).
Eh quoi bourgeois.e, je passe de l’Agrégation (un simple concours) aux enjeux vitaux, et tu es étonné ? Note du moins ce qu’est un non-bourgeois et alors, peut-être, comme moi t’émanciperas-tu, à tes risques & périls, de certains artifices sociaux. Et tu vivras comme un chien, ou plutôt non, une chienne, car ce sont « les femmes » qui souffrent le plus, qu’elles soient pourvues de pénis ou de vagin.
Ce n’est donc pas l’artificialité qui me dérange, mais bien l’absence de nécessité. Et, en philosophie, il n’y a aucune nécessité à ce que la pensée se déploie comme une dissertation, parce que ce n’est que de façon contingente que la pensée avance comme une ligne. Dans la réalité, il y a un fourmillement de toutes choses, en tous sens et toutes directions. Et comme l’agrégation de philosophie demande à ce que ses élèves deviennent des chaises qui se déplacent à une vitesse uniforme dans un espace qui n’offre pas de résistance – oui mon ami, le monde de l’« esprit séparé du corps » n’offre aucune résistance, seul le corps les enregistre – et que, eh bien, ces résistances m’aident à chercher les ou la nécessité(s) dont j’ai besoin pour penser, alors, en vérité, c’est bien plutôt le concours qui me refusait à lui parce que je ne sais pas me refuser à mon corps.
Ce sont nos résistances qui permettent l’intelligence, car sans résistances on ne peut pas tirer les conséquences de quoi que ce soit. Et comme il s’agit de penser sans corps (car, certes, un corps n’est pas 1 individu ayant 1 durée qui s’écoule dans 1 seule direction, ça c’était vrai du temps de Victor Cousin), donc qu’il n’y a pas de résistance, alors, avec nécessité il faut dire que l’agrégation ne permet à aucun de ses élèves de penser parce que leur corps est tout occupé à des injonctions spatiales (tel que « être une chaise », ou « entrer dans un certain créneau horaire ») au lieu de chercher à creuser dans la matière même du temps (qui n’est que sa propre intelligence, quelle qu’elle soit), et y débusquer, là, des nécessités (ce qui serait proprement absurde, car la grande majorité des préparateurs de l’agrégation de philosophie ne sont pas (encore) des philosophes).
– Eh bien, bel infirme, je ne sais pas encore quoi bien penser de ce que tu viens de dire, mais, du moins, quant à la forme, j’ai vu bien pire. Mais qu’entends-tu au fond par « nécessité » ? Et je ne comprends pas plus où tu veux en venir par « bourgeois », car tu me parais définir bien plutôt une certaine attitude dans la société – fort détestable au demeurant – qu’une attitude dans la vie, alors même que ce vers quoi ta pensée incline c’est bien une pensée « dans » la vie qu’une pensée « dans la société ». Et aussi, quid des forts et des faibles !?
« à suivre… »