I
Toutes ces femmes éthiopiennes m’ont émerveillé. Elles étaient toutes ouvertes, tout leur visage montrait la brillance de leur âme, d’une façon si fine, et si féminine – quelle beauté ! Ils exprimaient tant de choses, tant de richesses et de noblesse !
Ces visages-là me donnèrent envie d’écrire, de crier ma joie, toute ma joie à la face livide du monde. Elles me donnèrent la conviction de faire savoir, à ce cadavre qui agonise lentement, que ma joie, « elle », est sans fin et qu’elle a pris la résolution de ne plus se laisser recroquevillée, rapetisser, étouffer. Mourir, voilà qui lui est impossible ; et qui prétend le contraire est le hochet de la bêtise ; est la proie de l’animal dressé par la faim.
Et ces racines, ces labyrinthes, ces dédales paradoxaux, tout, tout, tout cela ne provient-il pas de la suprême joie d’être en vie – de vivre veux-je dire, tu vois ?
Mais de quelles bêtises n’ai-je pas été capable ? À quel point ne me suis-je pas menti, mutilé et mortifié ? Durant toute mon enfance et mon adolescence – putain d’merde… Si je ne fournis pas d’effort je sombre dans un profond dégoût en me remémorant tout cela. Et j’aurais tort de m’arrêter à l’apparence que m’offrent ces négations de soi, car la surface occulte parfois la majestueuse probité qui est à l’œuvre en profondeur. Car ces mutilations et ces mortifications ne les ai-je pas exprimés, telle quelle et sans détours, pas tout le temps certes, mais un grand nombre de fois et en de nombreuses occasions ? Je n’ai jamais feint d’être heureux et en joie quand j’étais d’humeur à m’estropier ; tous ces verres, tous ces joints, toutes ces inepties – j’ai dit « oui » à cela dans la mesure où je pouvais exprimer l’authenticité d’alors : mes souffrances, mes façons d’être débiles, mes trop nombreuses façons de méconnaître ma vie (je veux dire par la seule façon qu’elle a de se présenter à moi). Oui c’est vrai aussi, j’ai menti, mais de façon ponctuelle seulement ; et que mes mensonges n’aient tenu que peu de temps, je le dois à l’une de mes plus insupportables vertus. Les mensonges, comme autant de châteaux de sable, étaient littéralement liquéfiés à chaque fois que la mer démontée de ma vie intérieure se refermait sur moi… Un « Achille de l’existence » ne choisirait jamais de supporter cela, seul un inconscient le voudrait ; et il faut l’être pour délibérément choisir de rester dans la vie en sachant que l’on devra vivre cette insupportable intensité un nombre indéfini de fois et en des moments impromptus.
Hé ! voilà la vie la meilleure. On est assuré de voyager. De vivre de différentes façons.
J’ai toujours eu l’intuition de cela ; ce qui m’avait manqué c’était la confiance en moi pour croire en cela et m’y appuyer – pour vivre de cela. Ô quel filon ! : fontaine de jouvence, enfant doré.
II
Dois-je passer ma vie entière à guérir de mes blessures ? Est-ce seulement réaliste ? Comment les gérer ? mes douleurs ?
Quand je pense à la marche me vient la fatigue que je ne pourrais éviter ; elle me terrifie. Ça sera ma vie ? – Ainsi soit-il ! Amor fati, amigo !
J’ai du mal à y croire.
Jamais je ne pourrai sortir de cela :
Quelle chance d’être si proche de la vie !
Elle est si dure, si impitoyable. Voilà mon éthique : ne pas reculer, plutôt plonger dans cette richesse ; là où trop ne voient que du binaire, pour moi, il n’y a que du composé, du nuancé.
Au lieu de se contenter d’un rôle, chercher à en assumer le plus possible, tous ceux dans lesquels mon être a quelque chose à agir. La maladie ne me fait pas peur, elle n’existe pas en soi ; et elle est l’une des choses de ma vie contre laquelle je me suis raidi – à tort ! – : la maladie est une prison, un ennemi. Comment pouvais-je assumer mon existence terrestre alors que mon corps ne sentait et ne pensait que la maladie et du négatif ? Je voyais tout à travers ce prisme-là ; je vivais dans un perpétuel ressentiment – mais puis-je vraiment appeler cela du ressentiment ? –, je me refusais à vivre ma vie, je ne la voulais pas.
Au lieu de comprendre ce qu’elle a de bon, je persistais à ne pas vouloir y voir mon « image ». Et cette erreur m’a tant apporté. Jusqu’à présent, les moments où je suis arrivé à me transformer sont les plus riches de mon existence, sans aucun espace pour en douter. Je pourrais mourir demain, j’aurais la conscience tranquille : j’ai vécu ma vie intensément et sans me mentir. J’ai fait, à mon niveau d’individu, ce que l’humanité a fait au niveau global, et ce qu’est la vie en son « cœur » : je me suis transformé, j’ai changé. Pleine humanité. J’ai vécu, réellement, en quelques années, quelques mois, ce que certains autres ne vivront que sur une vie entière, ou même ne connaîtront jamais.
Il n’est alors pas étonnant que je me sois toujours senti mal à l’aise, « anormal » par rapport à un environnement qui, pour quelque raison encore inconnue de moi, a une tout autre façon de considérer la vie. Une fois assurés du minimum pour vivre, les gens se laissent aller à leurs acquis, perdent le sens du merveilleux et se transforment, de phénix multicoloré en insecte mû par des stimulus figés ; « ils » continuent à vivre, oui bien sûr, mais selon des pratiques conformistes, des rituels désincarnés et sans personnalités ; certains même deviennent des végétaux… Hé oui !, pourquoi risquer de perdre ce qui fait qu’une vie est possible ? le destin ne peut-il pas tout nous ôter d’un simple coup d’aile (schwoop) ? ; et puis, plus rien, on recommence tout : « Alors gare, et assure-toi de mener le plus loin possible ton existence, sans laisser le destin te dévoiler aux yeux des autres tels que tu ne le veux socialement pas, tu ne veux pas qu’on sache tes faiblesses. Car oui, tu en as une multitude – ne me mens pas, c’est moi qui sais, et toi qui crois t’ignorer. En vérité, c’est leur non-relation à elles qui explique que tu es un insecte. […]
III
Dans ma recherche, j’ai peur de me tromper, d’échouer. Donc je ne m’engage pas assez, je ne fais pas face à l’objet de ma peur. Si je ne la refoulais pas, je me rendrais compte de l’essentiel : il n’existe pas d’objet « peur », c’est plutôt un affect. En tant que telle, et dans ce cas précis, elle m’empêche d’être dans le mouvement ; elle me fait rester à l’extérieur. Et pourtant je sais très bien, pour l’avoir expérimenté souvent, que je suis à l’aise une fois dans le mouvement ; là mon esprit trouve des solutions et sans surtout créer des problèmes. Je suis un être devenant ; là est ma vérité ! À moi de l’accepter…
Accepter la vie comme mouvement, il n’y a pas de liberté ou d’affranchissement plus radical et complet que celui-ci. Vivre, c’est être en mouvement : c’est passer par la souffrance, la joie, la haine et l’amour – et cætera… ! Dire oui à tout cela !
Écrit à Toulouse, après mon voyage en Éthiopie (2007)