Injonctions contradictoires ou De l’aliégation

Voici deux textes différents écrits lors de la sortie de ce concours.

L’agrégation, ou l’aliégation est un concours qui élimine des candidats sur la base de critères qui sont contigus à la discipline pour laquelle ils concourent. En toute probité, être agrégé c’est avoir réussi à ne pas s’être fait piéger par les interdits mêmes du concours. Le travail de l’agrégé consiste à maîtriser un ensemble de connaissances, un ensemble de règles (implicites et explicites) : les règles explicites peuvent se rapporter à l’écriture dissertative, les règles implicites peuvent se rapporter à la distinction sociale. L’agrégation est une dissertation sociale dans laquelle l’État français demande qu’on lui fournisse la preuve des capacités qu’il a placé en ses futurs agrégés, avant qu’ils ne le soient. Un peu comme un parent a un projet de vie pour ses enfants, mais sans connaître les rêves & les cauchemars de celui-ci, l’État français a une certaine image des capacités d’un élève à penser, sans s’intéresser aux points que celui-là veut penser. L’État français possède un degré d’erreur qui décroît à la mesure que la norme sociale s’abat sur les élèves qui doivent tout à l’école, mais au contraire il porte un regard de plus en plus faussé sur ceux dont la capacité s’est développée dans des circuits alternatifs à ceux de l’école. On ne s’étonnera donc pas de constater que les règles du concours ont des effets diamétralement opposés à ceux que doivent avoir les règles. Puisque la nature d’un concours est de sélectionner au moyen de notes ; et que la notation s’appuie sur des règles qui émanent d’une image de la société et pas d’une discipline qui s’en réclamerait, la conclusion suivante s’ensuit : sont sélectionnés les moins aptes à exercer dans la discipline dans laquelle ils sont agrégés.

De cette conclusion, attention ! Je ne dis pas que ceux qui sont les mieux notés à un concours sont ceux qui, effectivement, seront les moins aptes à exercer dans leur discipline. Mais j’affirme que ceux qui sont uniquement mieux notés que d’autres moins bien notés, ne sont pas quittes quant à leur façon d’exercer dans leur discipline. Pourquoi ? Parce que l’État français, tout comme un parent, a un projet d’avenir, mais les individus sur lesquels ce projet porte, et qui demain seront l’État français, pourra se rendre compte du bien-fondé ou du mal fondé de ce projet. Conclusion douloureuse : On a pu être jugé comme apte et se retrouver inapte, une fois que l’on se retrouve en un endroit pour lequel nous sommes faits (du moins, c’est ce que l’État exprime quand il transforme un citoyen en un agrégé), mais en lequel nous ne sommes pas. Conclusion tragique : On a pu être jugé inapte et se retrouver apte, une fois que l’on se retrouve en un endroit pour lequel nous ne sommes pas faits (du moins, c’est ce que l’État exprime quand il ne transforme pas un citoyen en un agrégé), mais en lequel nous faisons corps.

Penser c’est aimer la façon dont les choses se suivent, ou s’enchaînent, ou dansent ensemble. En toute probité, penser c’est aimer la contemplation d’une naissance (idée, concept, projet, et cætera…). La pensée est pensante : le travail du philosophe consiste à préparer la naissance de ce qu’il aura la joie de contempler. Pour le dire avec célérité : le travail du philosophe consiste à penser ce dont il ne se sait pas encore savoir déjà penser ; mais aussi, il consiste à arriver à penser ce qu’il n’imagine même pas pouvoir être pensable. Le philosophe est l’amant des règles, juste après être celui de la sagesse ; mais celles-là servent à penser celle-ci (la réciproque ne se vérifie que si l’on substitue la réflexion à la pensée)

Malheureusement quand l’amour des règles prévaut complètement sur celui de la sagesse, eh bien il n’y a ni pensée ni réflexion, mais seule rhétorique : de cela naît la possibilité d’un cadre étatique permettant de sélectionner n’importe qui ­au moyen de n’importe quelle raison. En un sens c’est juste et fécond, en un autre c’est absurde et borné. Si c’est juste et fécond, c’est parce qu’il faut bien que l’on se serve de critères qui en droit sont universels pour éliminer des individus. Si c’est absurde et borné, c’est parce que quand l’on se place dans une discipline il faut que des règles intrinsèques à celles-ci en commandent l’exercice. La dissertation sociale qu’impose l’État français aux agrégés de philosophies aurait un peu de sens si sa notation reposait sur des critères qui sont internes à la discipline. Or, cela n’est pas vrai, et même cela saute aux yeux dans le cas de la philosophie (la discipline dont la notation est objectivement absurde, et que seuls les chiens qui confondent le maître avec sa main tiennent pour vraie).

À Lyon, décembre 2019

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ALIÉGATION, aliégation (néologisme objectif, obtenu par composition critico-exogène (le sens du néologisme porte sur les deux mots lui préexistant, en mettant en avant la dimension critique[1]) : est une agrégation – et par extension, toutes sortes de concours, privés ou publics, et ce, quelque soit le secteur ou la discipline – dont l’efficience est d’aliénée ses candidat.e.s, au moyen d’une quantification qui distribue les candidat.e.s de façon scalaire, ainsi qui inscrit leur valeur (symbolique, honorifique, par exemple) en un titre ; et tout ceci, sans égard aux effets psychiques & existentiels sur les candidat.e.s (positif ou négatif). Une aliégation est donc un concours où l’effet sur les candidat.e.s passe après la quantification et la valorisation, c.-à-d. où celles-là conditionnent l’aliénation de ceux|celles-ci.

Bien que ce mot possède une valeur intrinsèquement militante, il va sans dire qu’il peut être utilisé par un.e candidat.e (ancien.ne ou actuel.le), ayant été ou bien reçu.e ou bien refoulé.e, et qui ne disconvient pas à l’esprit du concours. La raison de cela vient tout naturellement du fait que, le propre d’une aliénation (et partant, d’une aliégation) est de transformer quelque chose de familier en quelque chose d’étranger : si l’on tire les conséquences de cette phrase et qu’on les place dans la réalité objective qui est la nôtre, il est nécessaire d’arriver sur la conclusion suivante : un.e agrégé.e n’ayant pas pris conscience de son aliénation peut très bien utiliser le mot d’aliégation de ceci qu’en lui.elle existe quelque chose (que l’on appellera sa « subjectivité inaliénable ») qui ne saurait s’empêcher d’avoir conscience de son aliénation, en raison même de la lutte intestine qui se joue en elle.lui. Le lieu même de la subjectivité d’un. agrégé.e ne peut pas ne pas être conscient.e du forcing contre-naturel qu’il fait sur lui-même par la préparation, car le lieu du forcing n’est point l’État ou le jury du concours, mais bien le ou la candidat.e même qui, par anticipation du jugement du jury et de l’État (= aliénation) se contraint à devenir un étranger dans son propre corps, à désirer une chose objectivement aliénée au corps, à savoir un titre.

Le mot Aliégation est un mot libre ; on peut en user suivant son bon sentiment dans toutes les formes de textes voulus, désirés et/ou rêvés ! Dans un esprit non capitaliste, bien évidemment, aucune plus-value ne peut être retirée de l’utilisation de ce mot, si ce n’est les avantages en termes de plaisir et de culture et qui démontrent, si besoin était, l’esprit qui a forgé ce néologisme.

À Lyon, 1er mars 2021


[1] Je remercie chaleureusement un membre de l’Oulipo rencontré sur Facebook, qui m’a fait la gentillesse de décrire sémiotiquement mon néologisme de « aliégation ».

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